CHRONIQUE ORDINAIRE D’UN DRAME HUMANITAIRE
Contexte : du 12 décembre au 11 janvier, le patrouilleur garde-côtes des douanes DFP2 de Brest, le Kermorvan, a été envoyé en renfort dans le cadre du dispositif SAR mis en place en Mer du Nord pour faire face à l’afflux de personnes en exil qui tentent la traversée vers le Royaume-Uni.
En 2022, le nombre de tentatives a été estimé à 50 000, pour environ 15% d’échec.
Après plusieurs jours de vents violents ininterrompus, les conditions météorologiques de ce lundi 2 janvier 2023 offrent enfin aux exilés l’espoir ténu d’un épilogue heureux. Dans l’après-midi, trois semaines à peine après la mort de 4 personnes dans les eaux britanniques, et alors que l’enquête sur le naufrage qui a fait 27 victimes en novembre 2021 met en lumière la responsabilité des autorités françaises, le Kermorvan est appelé pour escorter une embarcation pneumatique de type Zodiac partie en fin de nuit depuis les environs de Gravelines.
Arrivé sur zone, l’équipage se porte au contact de l’esquif et dénombre approximativement entre 30 et 40 personnes à son bord. Quoique sous-motorisé et surchargé au-delà des limites du raisonnable, l’engin parvient tout
de même à se maintenir à flot et à progresser tant bien que mal vers le Royaume-Uni, ballotté par les vagues et luttant pied à pied contre vents et marées. À ce stade, les personnes ne demandent pas assistance. Le DFP2 se place alors à proximité du pneumatique afin de sécuriser sa traversée.
Aux alentours de 17h30, les dernières lueurs du jour commencent à s’estomper, le convoi franchit la limite des eaux territoriales anglaises et fait jonction avec le BF Typhoon des gardes-côtes britanniques, qui déclare dès lors assurer la sécurité de l’embarcation. Le CROSS Gris-Nez donne liberté de manœuvre au Kermorvan, et les douaniers français reprennent le cours de leur patrouille dans le détroit du Pas-de- Calais.
Une trentaine de minutes plus tard, vers 18h00, le CROSS rappelle le Kermorvan : pour une raison indéterminée, le pneumatique des migrants a dérivé et se trouve désormais de nouveau dans les eaux françaises.
Des témoignages recueillis ultérieurement par l’association Utopia 56 auprès des personnes, il ressort que leur moteur serait tombé en panne après avoir franchi la frontière, et que le capitaine du BF Typhoon les aurait informés qu’il n’avait pas suffisamment de place pour les embarquer, ajoutant qu’une autre vedette anglaise était en route pour leur porter secours.
Secours qui n’arrivera jamais.
Aux environs de 19h00, le DFP2 localise l’embarcation. La nuit est tombée et les projecteurs de recherche suffisent à peine à maintenir un contact visuel à plus de 200 mètres. Pendant deux heures encore, malgré le froid, l’humidité et l’obscurité, les exilés font route vers les côtes de l’Angleterre.
En vain.
Les éléments auront raison de leur ténacité et ils ne parviendront pas à atteindre leur but. Peu après 21 heures, harassés et paniqués, ils demandent assistance et sont, au cours d’une manœuvre périlleuse, transférés un à un à bord du Kermorvan, où ils reçoivent couvertures de survie, nourriture et boissons chaudes, ainsi que l’abri d’une tente gonflable arrimée sur le pont pour se protéger de la pluie et du vent.
Puis c’est le retour à la case départ, le débarquement dans le port de Calais avec pompiers et policiers pour comité d’accueil. Ce soir-là, 38 personnes fuyant la guerre ou la misère auront probablement échappé à la mort après avoir été délibérément abandonnées à leur sort en mer du Nord. Il ne fait pourtant guère de doute qu’elles risqueront encore leur vie dans une prochaine tentative de traversée, victimes de politiques migratoires aussi absurdes que vouées à l’échec.
Ce lundi 2 janvier 2023, le Royaume-Uni a clairement signifié ses réticences à accueillir davantage de réfugiés, mettant sciemment en péril les 38 occupants d’une embarcation qui aurait pu chavirer à chaque instant.
Par la débauche de moyens mis en œuvre sur ses côtes pour faciliter sans l’assumer réellement les départs vers l’Angleterre, la France – et à travers elle l’Union Européenne – fait quant à elle le choix du repli sur soi et du rejet de l’autre, quand elle pourrait organiser l’accueil digne et humain des personnes en détresse sur les routes de l’exil.
La nomination récente du préfet Lallement, connu pour ses méthodes expéditives et brutales, à la tête du Secrétariat Général à la Mer, laisse par ailleurs présager une gestion autoritaire et froidement administrative de la situation, l’exécution sans états d’âme des instructions les plus infâmes.
Rappelons-le une nouvelle fois : avec la multiplication des conflits à travers le monde et le désastre climatique qui approche inexorablement, ce sont des dizaines de millions d’êtres humains qui n’auront bientôt plus d’autre choix que de quitter leur foyer dans l’espoir de survivre.
Et n’en déplaise aux trop nombreux bas du front terrifiés à l’idée de se voir grand-remplacer, aux nostalgiques d’un monde d’avant tellement meilleur qu’il n’a jamais véritablement existé, ni les mers, ni les barbelés ne sauraient les en dissuader.
Aujourd’hui, Solidaires Douanes Gardes-Côtes tire à son tour la sonnette d’alarme. L’heure n’est plus aux atermoiements ni aux passes d’armes diplomatiques. Pendant que des chefs d’état cyniques se rejettent la responsabilité des drames et feignent la stupeur à chaque nouveau naufrage, des milliers d’êtres humains vivent l’enfer au quotidien dans une indifférence coupable, au mépris de toutes les conventions internationales censées les protéger et leur garantir le droit à la liberté et à la dignité.
Face à cette situation, nous rendrons systématiquement publics les actes de maltraitance et les consignes indignes dont nous aurons connaissance.
SILENCE, ON MEURT À NOS FRONTIÈRES.